Quand les étudiants "inventaient" le syndicalisme révolutionnaire

Publié le par CNT Supérieur Recherche 87

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Lorsque l'on parle des origines du syndicalisme révolutionnaire, on commence d'habitude par évoquer la Charte d'Amiens adoptée par le congrès de la CGT en 1906. Un texte bien connu qui met en avant les principes de cette doctrine :


— le syndicalisme lutte pour des améliorations immédiates de la condition ouvrière, par l'action directe et pour son émancipation intégrale, par la grève générale et l'expropriation capitaliste;

— il est indépendant des partis et autres groupes politiques;

— les syndicats sont des groupements de résistance qui constituent aussi une base, un modèle, pour la société autogérée de l'avenir.

 

Une recherche un peu approfondie permet assez facilement de découvrir que le syndicalisme révolutionnaire, comme doctrine et comme mouvement, n'est pas né par génération spontanée dans un congrès ouvrier. Il est le fruit d'une longue maturation dont les précurseurs furent souvent des militants ayant faits leurs premiers pas dans lle milieu libertaire. Parmi ceux-ci, certains sont peu connus : Joseph Tortelier, par exemple, l'infatigable propagandiste de la grève générale; d'autres comme Fernand Pelloutier ou Émile Pouget le sont nettement plus.

Par contre, on ignore généralement que dans la dernière décade du 19ème siècle, un groupe d'étudiants parisiens a joué un rôle de premier ordre dans la réflexion et l'élaboration de ce constitue, aujourd'hui encore, l'une de nos références privilégiée.

 

Les Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes (ESRI) ont été évoqués par Jean Maitron, l'auteur du Mouvement anarchiste en France[1] et de livres parlant de culture ouvrière, dans un texte assez ancien[2] qui constitue la principale source d'inspiration de cet article.

Jean Maitron divise la vie des ESRI en deux périodes, celle du «pluralisme socialiste» entre 1891 et 1893 et celle de l'anarchisme (partie anti-autoritaire du socialisme) qui va de 1894 à 1903.

A l'origine, le groupe ESRI a été créé par des étudiants laïques et progressistes qui étaient opposés au Cercle des étudiants catholiques ainsi qu'à l'Association générale des étudiants dont ils condamnaient le corporatisme. L'un des fondateurs des ESRI déclarait notamment «il faut créer l'Association socialiste des étudiants, qui, à l'inverse de l'Association générale, (...) au lieu de ne s'occuper que de ses propres intérêts, ne cherchera qu'à venir en aide aux malheureux opprimés, victimes du régime social actuel...»

 

Pour comprendre cette histoire, il faut s'imaginer ce que pouvait être Paris, vingt ans après l'écrasement la Commune. Le mouvement ouvrier commençait à renaître, les socialistes étaient divisés en plusieurs tendances : blanquistes guedistes, possibilistes..., c'était aussi l'époque de Ravachol et des attentats individualistes anarchistes.

Dans cette ambiance fébrile, ces jeunes gens et jeunes filles[3] étaient préoccupés par les problèmes sociaux et s'intéressaient à tout ce qui touchait aux théories socialistes, notamment au marxisme. Selon les souvenirs de Marc Pierrot[4], l'un des membres fondateurs, les ESRI se livrèrent à une «revue rapide» des systèmes socialistes antérieurs et à une «étude longue et précise» du Capital de Marx.

Pendant la première période (celle du pluralisme socialiste) la principale activité des ESRI fut l'organisation de conférences hebdomadaires. Celles-ci étaient données par les membres du groupe ou par des personnalités invitées. Voici quelques sujets traités en juillet-août 1892 :

— la plus-value

— les accidents du travail

— l'évolution

— l'enfant dans l'industrie

— l'accumulation primitive

— la condition de la femme selon Engels...

 

En 1893-94, une fois par mois, les ESRI mirent sur pied des conférences avec tout ce que le mouvement socialiste au sens large comptait de personnalités : Jean Allemane, Paul Brousse, Jules Guesde, Jean Jaurès, Elysée Reclus, Edouard Vaillant... entre autres se prêtèrent à l'exercice. Ces conférences étaient publiques et réunissaient dans les 500 personnes.

En 1893, les ESRI étaient victime d'une scission dont les membres, des partisans de Jules Guesde, fondèrent le groupe des Étudiants Collectivistes adhérant au Parti ouvrier. En même temps, ils devaient faire face à la concurrence de la Ligue démocratique des Écoles, une organisation républicaine qui évoluait vers le socialisme.

Progressivement abandonnés par les étudiants des autres tendances (allemanistes ou blanquistes) les ESRI devinrent de plus en plus anarchistes. En 1897, ils publièrent une déclaration dans ce sens où il signalaient que le groupe ne s'était pas fait représenter au Congrès socialiste international de Londres (1896) pour protester «contre l'exclusion systématique des socialistes anarchistes»; qu'il «n'adhère à aucun parti»; qu'il «n'a pas de statuts» et que «ses tendances sont indiquées par les brochures qu'il publie régulièrement». L'élaboration collective de ces brochures allait devenir la principale activité des ESRI. Les sujets traités témoignent de l'évolution libertaire et l'intérêt croissant pour le syndicalisme. En 1894, il publièrent Le socialisme et les étudiants, en 1895 ; Pourquoi nous sommes internationalistes, en 1896 ; Les révolutionnaires au Congrès de Londres ainsi que Réformes ou révolution, Les anarchistes et les syndicats en 1898 ; La grève générale en 1901...

 

Un autre élément qui met en évidence le rôle joué par les ESRI dans l'élaboration et la diffusion du syndicalisme révolutionnaire est la participation de militants syndicalistes à leurs réunions. Marc Pierrot a précisé : «L'étude du mouvement ouvrier avait détourné le groupe, à partir de 1896, de la jeunesse des Écoles. Il appelait les travailleurs à ses discussion, et c'est ainsi que Delesalle et d'autres nous apportèrent leur collaboration». Précisons que le groupe connaissait Paul Delesalle[5] depuis 1892. Parmi les personnalités qui se formèrent au sein des ESRI, il faut aussi citer Pierre Monatte[6] qui fut le dernier secrétaire du groupe en 1903.

Parce qu'ils rejetaient la voie électoraliste qu'avait choisie les partis socialistes, les ESRI s'étaient rapprochés des anarchistes en qui ils voyaient les seuls révolutionnaires authentiques de leur temps. Mais la réalité du mouvement n'était pas exactement celle qu'ils espéraient.

Au tournant du siècle, la principale caractéristique du mouvement libertaire français était la dispersion des tendances et des pratiques. Des militants avaient suivi les conseils donnés entre autres par Kropotkine (dès 1891) et militaient au sein du mouvement ouvrier, mais bien d'autres voies étaient empruntées en vue de « changer la vie ». Certains anarchistes préconisaient la création de « milieux libres » et autres colonies libertaires, d'autres pratiquaient la « reprise individuelle », d'autres encore se consacraient à l'éducation en essayant de créer des écoles libertaires...bref, l'anarchisme devenait une doctrine concurente aux autres courants socialistes.

Les préoccupations des ESRI étaient éminemment pratiques. Ils considéraient que le terrain syndical, le terrain de la lutte des classes, était excellent pour former des révolutionnaires. Ils observaient que les syndicats étaient de plus en plus favorables à la grève générale et que beaucoup d'anarchistes, en y entrant, pouvaient accélérer cette évolution. Ils reprochaient à ceux qui se limitaient au groupe d'affinité anarchiste, de ne prêcher qu'à des convaincus.

 

Aux sociaux-démocrates qui affirmaient qu'il était bien plus facile de demander à tous les ouvriers de mettre un bulletin de vote dans une urne que de les convaincre à faire la grève — et donc que la conquête des pouvoirs publics était un bien meilleur moyen pour changer la société que la grève générale — ils répondaient que la société moderne étant très complexe, une minorité de grévistes pouvaient bloquer son fonctionnement et, par effet d'entraînement, rallier les autres travailleurs au mouvement. L'observation de la combativité ouvrière, bien réelle à leur époque, les amenait à croire «à la possibilité d'un changement social immédiat»[7].

En plus de leur intérêt pour le syndicalisme, les ESRI se singularisaient par leur volonté de remédier à l'inorganisation du mouvement anarchiste et faire face à la sociale-démocratie de parti. Ils souhaitaient la création de «bureaux de correspondance» pour créer une entente durable entre les groupes. Ils critiquaient aussi le fait que les journaux anarchistes soient la propriété de certaines personnalités plutôt que celle du mouvement. Il est  d'ailleurs assez intéressant de voir les arguments qu'on leur opposait.

 

Pourquoi les ESRI ne parvinrent-ils pas à réaliser l'unité des anarchistes ? Pourquoi le syndicalisme révolutionnaire allait-il, quelques années plus tard, s'éloigner du mouvement libertaire, entraînant avec lui bon nombre d'ouvriers anarchistes ?

Les raisons sont multiples et il serait prétentieux de prétendre toutes les évoquer dans un travail aussi court, pourtant on peut essayer d'apporter une ou deux réponses. D'abord le cas français est particulier. Au début du siècle, on voit se développer en France un syndicalisme révolutionnaire dans une organisation syndicale unitaire : la CGT; cela n'est pas le cas dans les autres pays européens où les syndicats révolutionnaires, qui se constituaient en dehors des syndicats existants, allaient avoir une orientation libertaire nettement plus marquée.

La contradiction entre les ESRI, rejoints par les syndicalistes anarchistes et le reste du mouvement libertaire tient peut-être aussi à l'échec de la « propagande par le fait ». Les attentats anarchistes de la période 1893-94 n'avaient pas entraîné le peuple dans la rue, la révolution tant attendue, la « Sociale », ne s'était pas produite. Au moment où une nouvelle génération de jeunes les rejoignaient, de nombreux anarchistes avaient cessé de « croire à la sociale ». Certains avaient alors choisi de faire leur révolution personnelle, d'où le développement du courant « individualiste », d'autres comme Jean Grave se consacraient à une propagande de type « philosophique » sur le long terme.

A certains égards, les contradictions de cette époque, révélées par la démarche des ESRI, peuvent nous éclairer sur des problèmes qui sont encore actuels, il serait sans doute intéressant que des étudiants d'aujourd'hui y consacrent une étude plus approfondie, même si l'histoire ne se répète pas...

Le syndicalisme révolutionnaire devient la synthèse conciliant économie marxiste et politique libertaire.

 

 


[1] Le mouvement anarchiste en France (2 volumes) a été réédité en 1992, aux éditions Gallimard (collection Tel).

[2] «Le groupe des Etudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes de Paris (1892-1902). Contribution à la connaissance des origines du syndicalisme révolutionnaire», Le Mouvement social, n° 46, janvier-mars 1964.

[3] Les étudiantes étaient peu nombreuses aux ESRI. En 1892, elles étaient quatre «russes et sans doute juives»; une Polonaise et une Italienne devaient les rejoindre l'année suivante. L'une d'elles, Maria Isidorovna Goldsmith joua un rôle important dans la deuxième période des ESRI. Docteur ès sciences, amie de Kropotkine, elle collabora par la suite à la presse anarchiste sous les pseudonymes de Maria Corn et d'Isidine.

[4] Marc Pierrot (1871-1950) allait devenir médecin et aussi un collaborateur assidu de la presse anarchiste. On trouve de nombreux articles de lui dans Les Temps nouveaux. En 1925, il fonda la revue Plus Loin qui devait durer jusqu'en 1939. Un certain nombre de ses écrits ont été réunis sous le titre Quelques études sociales, Paris, 1970.

[5] Paul Delesalle (1870-1948) était ouvrier métallurgiste et militant anarchiste. Il devint secrétaire adjoint de la Fédération des Bourses du Travail et de la CGT en 1897. Jusqu'en 1908, date à laquelle il se mit à son compte en ouvrant une librairie, il allait prendre une part active à tous les congrès de la CGT, en particulier à celui d'Amiens en 1906. Auteur de plusieurs brochures sur le syndicalisme, on lui doit notamment Les Bourses du Travail et la CGT, Paris, Marcel Rivière, 1909.

[6] Pierre Monatte (1881-1960) était « pion » dans le Nord avant de descendre à Paris en 1902. En contact avec le mouvement anarchiste, il devint correcteur d'imprimerie en 1904 et cette même année grâce à Emile Pouget, représentant de la Bourse du travail de Bourg-en-Bresse au comité confédéral de la CGT. En 1907, au congrès anarchiste d'Amsterdam, Monatte défendit contre Malatesta, le point de vue selon lequel «le syndicalisme se suffit à lui-même». Son itinéraire politique ultérieur est assez compliqué et mériterait une étude critique approfondie. En résumé, on peut dire que malgré une amitié pour Trotsky et un bref passage au parti communiste en 1923-24, il continua à défendre certaines idées du syndicalisme révolutionnaire. En 1909, il fonda la Vie ouvrière et en 1925, la Révolution prolétarienne.

[7] Ces thèmes sont développés dans le Rapport sur la grève générale, rédigé par les ESRI en vue du Congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900 qui devait avoir lieu à Paris, mais qui fut interdit. Ce texte est paru dans le Supplément littéraire des Temps nouveaux du 6 au 12 octobre 1900.

[8] Jean Grave (1859-1939) incarne de façon assez typique l'idéologie communiste-libertaire entre 1880 et 1914. Il est l'ami d'Elisée Reclus et de Kropotkine, qu'il connaît depuis 1883, date à laquelle il avait accepté de prendre en charge la publication du Révolté. Dès lors et jusqu'à la première guerre mondiale, Jean Grave va effectuer énorme travail de propagande anarchiste. Pendant trente et un ans, il va porter à bout de bras un journal bi-mensuel ou hebdomadaire anarchiste, souvent accompagné d'un supplément littéraire. D'abord le Révolté, puis la Révolte et enfin les Temps nouveaux.

[9] Les Temps Nouveaux, Supplément littéraire du 13 au 19 octobre1900.

 

(Cahier de l'anarchosyndicalisme num. 29 :

N°29 Les anarchistes espagnols et la résistance, Fascisme et religions : quelques rappels, Les E.S.R.I. : quand des étudiants "inventaient" le syndicalisme révolutionnaire

Articles tirés de "L'Affranchi", journal des "Amis de l'AIT en Suisse")

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