L’idéal laïque du point de vue des instituteurs syndicalistes révolutionnaires

Publié le par CNT Supérieur Recherche 87

Ce texte (du début du XX° siècle) porte sur la critique développée par une frange d’instituteurs appartenant notamment à la mouvance syndicaliste révolutionnaire au sujet des conditions dans lesquelles les principes de la laïcité de l’école furent mis en oeuvre dans les institutions de la IIIe République. Ces instituteurs se reconnaissaient dans l’idéal laïque alors proclamé, approuvaient sa visée émancipatrice, mais contestaient le cadre idéologique dans lequel cet idéal était censé s’exprimer. Leur critique ne portait pas seulement sur les présupposés de la morale laïque impulsée par l’état éducateur, mais également sur la question des contenus de l’instruction et de ses modalités pédagogiques.

La question posée était en quelque sorte la suivante : si on doit prendre au sérieux la perspective d’émancipation contenue dans l’idée de laïcité, il faut alors se demander comment l’école, non seulement dans son institution et ses finalités mais aussi et surtout par la culture qu’elle valorise et par les pratiques qu’elle met en œuvre, peut effectivement s’inscrire dans une telle perspective. Ou, pour le dire autrement : si la laïcité de l’école comprend en son fondement l’idée que l’élève doit être institué comme sujet et que l’appropriation des savoirs doit reposer sur l’exercice du libre examen, alors l’idéal laïque est en principe inséparable d’un enseignement dont les contenus et les méthodes sont en adéquation avec une telle exigence. Dans cette optique, l’idée de laïcité ne se définit pas exclusivement au regard du champ religieux, mais se rapporte à l’ensemble des enjeux de l’école. Il s’agissait en particulier de savoir si la culture scolaire transmise était propre à assurer non seulement les conditions d’une liberté intellectuelle du futur citoyen, mais encore le développement de sa capacité d’action professionnelle, économique et sociale.

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Au moment même, donc, où l’école de la IIIe République s’installe dans les mentalités républicaines comme une conquête institutionnelle, une frange du corps enseignant prend conscience du caractère d’universalité abstraite du principe de laïcité et s’interroge sur les conditions pédagogiques d’une démocratisation de l’école, qui pourrait rendre effective l’intention émancipatrice qui est au cœur de l’exigence laïque. En mettant en cause la belle unanimité laïque du camp républicain, en subvertissant un discours devenu dominant, les syndicalistes révolutionnaires essayent d’élaborer une nouvelle conception de la laïcité scolaire, plus conforme à ses principes.

Une suspicion au sujet de la laïcité s’est ainsi développée. Elle semble au premier abord s’inscrire dans l’héritage du socialisme révolutionnaire, lequel voyait dans l’anticléricalisme du combat laïque – parce qu’il faisait « manger du prêtre » –, un moyen de « tromper la faim du prolétaire », « une manœuvre pour détourner les travailleurs de leur lutte contre la servitude économique ». La contestation ne portait pas sur l’idéal laïque, mais seulement sur l’effet idéologique d’une rhétorique laïque : le développement d’un nouveau dogme certes républicain mais jugé analogue à celui du cléricalisme religieux.

Les instituteurs syndicalistes révolutionnaires ne se limitent pas toutefois à cette critique du combat laïque et s’intéressent à l’ensemble des questions où la signification de la laïcité de l’école se trouve impliquée, en particulier celles des programmes et des méthodes. En cela, ils se situent dans l’héritage de l’œuvre scolaire de la Commune de Paris qui avait donné une formulation nette des « principes de l’école nouvelle » qu’elle voulait mettre en œuvre : l’école avait pour « devoir strict » de veiller à ce que l’enfant ne puisse pas « être violenté par des affirmations que son ignorance ne lui permet point de contrôler ni d’accepter librement » et elle devait lui apprendre que « toute conception philosophique doit subir l’examen de la raison et de la science »


Science, instruction et émancipation

La science aurait donc pu paraître fournir le modèle d’une méthode et d’une culture soustraites à l’emprise des dogmes. C’est pourtant à propos de son statut dans l’enseignement qu’une première critique va être conduite. La question de savoir comment la référence à la science doit être interprétée au regard des idéaux de l’école laïque divise les instituteurs syndicalistes.

Dans leur Manifeste de 1905, ils avaient affirmé : « Notre enseignement n’est pas un enseignement d’autorité. Ce n’est pas au nom du gouvernement, même républicain, ni au nom de l’État, ni même au nom du Peuple français que l’instituteur confère son enseignement : c’est au nom de la vérité. » Cette belle formule – qui rappelle notamment certaines exigences de Condorcet – ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les syndicalistes révolutionnaires. Même s’il reconnaît dans ces lignes « quelques excellentes idées », M.-T. Laurin, par exemple, regrette qu’elles tendent à une « déification » de la vérité et de la science, cette « petite science (...), rivale du dogme religieux et destinée à prendre sa place dans la direction des esprits », et c’est au nom d’une certaine forme d’idéal laïque qu’il refuse d’adhérer à « une philosophie qui prétend gouverner le monde, à son tour, au nom de son infaillibilité scientifique ». Les discours convenus sur le caractère libérateur de l’instruction sont donc dénoncés. Dans un de ses premiers articles, sur « La question de l’enseignement et le P. S. de F. (Parti Socialiste de France) », M.-T. Laurin critique ce qu’il considère comme des illusions du socialisme démocratique :

« Les démocrates socialistes prétendent généralement que l’instruction va révolutionner le monde, ils ont pour la science un véritable culte, ils considèrent l’Idée à l’instar de la divinité et, en parfaits idéologues, ils oublient très vite toute l’influence que le milieu social, les besoins, les ambitions et les simples passions ont sur l’élaboration lente des idées générales. »

Instruction, science, Idée, vérité : Laurin voit dans l’abus de ce registre notionnel la tendance de l’enseignement laïque à promouvoir une connaissance désintéressée et par conséquent livresque et abstraite. En rejetant ce verbalisme, en affirmant que l’instruction devrait partir de l’expérience sensible des élèves, se référer au milieu, porter non seulement sur les mots mais sur les choses, etc., les syndicalistes révolutionnaires réinvestissent des préconisations pédagogiques certes déjà présentes dans la première édition du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson, mais dont ils tentent de révéler les enjeux, notamment sociaux. Ils dénoncent un enseignement qui se réduit, selon Laurin, à donner « un vernis qui convient à des hommes du monde, à des oisifs, à des citoyens abstraits, tels que les conçoivent les démocrates actuels, débarrassés des soucis grossiers de l’existence et réalisant une vie idéale, immatérielle d’anges laïques ! ». Selon ce point de vue, l’invocation de la science relèverait donc plus, chez les promoteurs de l’école de la IIIe République, d’un souci de fournir à l’école primaire un modèle éducatif, notamment au plan moral et politique, que d’une volonté de développer de véritables démarches d’investigation.


Une critique sociale et politique

Les instituteurs syndicalistes révolutionnaires dénoncent les illusions de l’instruction principalement à partir de l’œuvre de Georges Sorel, lequel écrit en 1908, dans Les Illusions du progrès : « Pour nos démocrates (...), le progrès ne consiste point dans l’accumulation de moyens techniques, ni même de connaissances scientifiques, mais dans l’ornement de l’esprit qui, débarrassé des préjugés, sûr de lui-même et confiant dans l’avenir, s’est fait une philosophie assurant le bonheur à tous les gens qui possèdent les moyens de vivre largement. ». C’est Condorcet qui, rêvant d’une « humanité régénérée par la révolution », serait, d’après Sorel, à l’origine de cette conception restrictive de l’émancipation dont les promoteurs de l’école laïque auraient subi l’influence. Ne se souciant que de former des « esprits éclairés », Condorcet « ne se proposait point de former des agriculteurs, des industriels, des ingénieurs, des géomètres, des savants ». Désireux, par exemple, de promouvoir une « langue scientifique universelle », de surmonter le caractère encore « si vague et si obscur » de la langue, et jugeant que « les hommes avaient besoin d’une langue d’autant plus précise qu’ils avaient reçu une instruction moins complète », Condorcet aurait donc envisagé de « réformer la langue populaire sur le modèle des langues appauvries dont se servait la bonne société ». Un préjugé culturel qui aurait perduré au siècle suivant.

En somme, Sorel soutient que l’école républicaine s’inscrit bien dans un certain héritage des Lumières, mais négativement. S’il voit en Condorcet une figure tutélaire dans le développement de l’idéologie scolaire de la fin du XIXe siècle, il lui accorde un rôle en quelque sorte à contre-emploi : c’est au nom d’exigences propres à une instruction prétendument libératrice que Condorcet aurait paradoxalement scellé le destin d’une culture scolaire restreinte, pensée en dehors des différentes dimensions de l’existence sociale et économique, et n’offrant aucun appui solide à l’affranchissement du peuple. Or, pour Sorel et les instituteurs syndicalistes révolutionnaires, il est erroné ou fallacieux de réduire l’émancipation – même si on l’envisage d’abord au plan intellectuel – à un processus amenant un sujet à se dégager, à se déprendre des divers aspects de son appartenance à l’univers social et économique. Entendre ainsi le principe laïque ne peut conduire qu’à démunir le sujet, le priver de la possibilité de référer les savoirs acquis à l’école à des expériences vécues en dehors d’elle.

L’institution scolaire n’aurait donc en réalité pour ambition, au plus haut niveau, que de « mettre les jeunes républicains en état de tenir une place honorable dans une société constituée suivant les conceptions de l’Ancien Régime » et de placer « les nouveaux maîtres au rang mondain qu’occupaient leurs prédécesseurs ». Sorel en vient à formuler une sorte d’axiome, qui connaîtra des versions et des fortunes diverses – si on songe en particulier à certaines formes de dogmatisme ouvriériste : « Toute éducation ayant pour but de faire participer le peuple aux manières de raisonner empruntées par la bourgeoisie à l’ancienne noblesse, ne saurait être utile au prolétariat. » Sorel soupçonne même les promoteurs de l’école républicaine de voir dans cette inutilité de l’enseignement au regard des besoins du prolétariat non pas une défaillance de l’institution, mais bien plutôt une vertu : « Je suppose que nos grands pédagogues pensent là-dessus exactement comme moi, et que c’est pour cette raison qu’ils empoisonnent l’école primaire de tant de vieilles idées ». On retrouve ici le thème – mieux connu – d’une école républicaine exerçant une fonction de rempart face à l’émergence des idéaux socialistes. Ayant posé que « l’esprit critique manque toujours aux classes qui ne pensent point en raison de leurs propres conditions de vie », Sorel désigne l’école laïque comme un instrument politique précisément destiné à apprendre aux enfants du peuple à penser en dehors de leurs propres conditions de vie.

L’idéologie laïque, et la culture scolaire qu’elle promeut, opérerait donc un renversement complet de l’idéal laïque : l’émancipation intellectuelle annoncée dans le cadre de la culture scolaire reposerait sur l’occultation de pans entiers de la culture.


Une culture scolaire coupée du monde de la production

Ce n’est pas qu’il faille, selon ces auteurs, nier le possible caractère libérateur de l’instruction et de la science. Mais ils constatent que la culture technique et industrielle - et en particulier les cultures artisanale, ouvrière et agricole -, se trouvent écartées de la culture scolaire. Ils déplorent une école et un enseignement coupés de la réalité vivante, sociale et professionnelle, des milieux dont les élèves sont issus et auxquels ils seront majoritairement appelés. Comme l’atteste Antoine Prost, l’école laïque fait alors silence sur le monde de la production :

« Former le producteur, l’enseignement français y répugne. Son rationalisme tourne à l’intellectualisme : l’homme n’est vraiment tel que dans la mesure où il est une raison libre et éclairée ; le travail, transformation de la nature, ne lui est pas essentiel. Au contraire, on voit par exemple F. Buisson opposer « les aptitudes intellectuelles qui font l’homme » et les « aptitudes pratiques qui font l’ouvrier. » Cette mentalité aristocratique, pour laquelle travailler est une déchéance, traduit incontestablement une hiérarchie sociale qui place très haut les rentiers. Dans le cas des enseignants, elle s’enracine en outre dans une tradition humaniste, où la culture est fille du loisir et le travail servile. Elle permet aux intellectuels de s’attribuer une supériorité à la fois personnelle et sociale. ».

M.-T. Laurin tente dès 1907 de comprendre cet échec de l’école laïque en matière de culture pratique, techno-scientifique et industrielle et les raisons qui ont conduit ses promoteurs à occulter ces différentes dimensions de la culture :

« La philosophie de l’enseignement primaire subit actuellement une crise profonde. [...] Les créateurs de l’enseignement primaire n’ont apporté aucune transformation profonde et sérieuse dans l’éducation populaire, absorbés qu’ils étaient de réaliser les idées chères au XVIIIe siècle et aux hommes de la Révolution. Près d’un siècle s’était écoulé depuis la génération de ces idées ; et ce siècle est celui des chemins de fer, du télégraphe, de l’automobile ; leur application est donc bien tardive et il manqua l’énergie des Conventionnels et des Constituants pour la faire complète. Pour réaliser ces réformes, on ne modifia nullement l’administration ; de sorte qu’une transformation qu’on annonçait décisive et qui n’était en réalité qu’insuffisante et superficielle, était condamnée à un avortement prochain. »

Il est significatif que Laurin désigne le retard des programmes scolaires en matière de culture technique et industrielle comme un des principaux facteurs d’échecs de l’école laïque, laquelle se serait donc construite à l’écart de son siècle, en particulier en se détournant d’une culture scientifique appliquée à l’industrie et aux métiers, et aurait ainsi failli à sa mission de transmission d’une culture émancipatrice à tous.

Le paradoxe tient au fait que cette rupture de l’école à l’égard du monde économique passait pour un des principes d’une laïcité comprise comme puissance d’arrachement à la réalité empirique, matérielle et sociale. C’est d’ailleurs parfois au nom du droit de tous les élèves à l’instruction et de l’affirmation de leur égale dignité intellectuelle qu’un discrédit est jeté sur ces domaines culturels, comme en témoignent les propos de Raymond Thamin, qui fut titulaire de la Chaire de Science de l’éducation de l’Université de Lyon :

"Il est un sophisme odieux dont nous aurons peur ; c’est que l’enfant d’une condition modeste en sait toujours assez pour ce que lui réservent son métier et sa vie. Qui sait les consolations, les espérances qu’on lui ferme ainsi ! Au lieu de cette éducation étroite et utilitaire, qu’on lui inspire l’amour du vrai et du beau. Il y a d’humbles vérités à la portée de tous. Il suffit, pour en transformer le sens et l’influence sur l’esprit de l’élève, de ne pas les lui présenter comme des recettes utiles à connaître, mais comme une parcelle de science, comme une émanation de l’éternelle et universelle vérité. »

Force est ici de constater que si, par une noble ambition qui caractérise un certain type de discours républicain sur l’enseignement, Thamin prétend vouloir hisser l’élève au-dessus de sa condition d’origine, c’est moins toutefois à des fins d’affranchissement que de consolation. Et on ne sait trop de quelle nature sont les espérances promises. Cet apparent refus du déterminisme social traduit en réalité un rejet des cultures professionnelles : la science, invoquée ici en un sens spiritualiste, ne saurait évidemment rien devoir à une quelconque visée utilitaire. Or, c’est précisément quand la culture scolaire repose sur un tel mépris de l’existence matérielle que se trouve hypothéquée, selon M.-T. Laurin, toute perspective d’émancipation réelle, car ce n’est pas « élever » l’enfant du peuple que de « lui faire entrevoir une vie intellectuelle extérieure à toute production, tout abstraite, seule noble et belle, tandis que son existence quotidienne, humble, terre à terre, lui apparaîtra comme un reste même du servage ou de l’animalité ». Autrement dit, toute visée d’une émancipation fondée sur l’appropriation d’une culture essentiellement désintéressée est vouée à manquer son but par le caractère insurmontable de la contradiction sociale dans laquelle elle place celui qu’elle prétendait élever. L’école laïque traditionnelle produirait une illusion chez l’élève en prétendant lui offrir une liberté intellectuelle – nourrie exclusivement ici de l’amour du vrai et du beau – qui le laisserait sans prise sur son destin social.

Faut-il reconnaître dans cette critique l’influence d’un thème bien connu de l’époque : celui du déclassement des enfants du peuple ayant reçu un niveau d’instruction trop élevé ? On craignait alors, en effet, soit l’amertume ou la révolte de ceux qui auraient rejoint en définitive leur condition professionnelle prévisible, soit – d’un tout autre point de vue – une trahison à l’égard de leur classe de ceux, plus rares, qui se seraient élevés dans la hiérarchie sociale. La position syndicaliste révolutionnaire ne paraît se laisser enfermer dans aucune de ces deux critiques de l’instruction du peuple. Car, dans la perspective d’une créativité intellectuelle ou industrielle, il ne s’agit pas de réduire les ambitions de l’instruction mais d’en déplacer et d’en élargir l’enjeu :

« Il serait temps d’utiliser véritablement pour l’affranchissement de la classe ouvrière et paysanne toutes les forces dont on dispose : l’école, en portant sur toutes choses des lumières nécessaires contribueraient beaucoup à cela, à condition qu’elle oublie son verbalisme traditionnel, qui crée des esclaves, et qu’elle s’attache aux réalités, à cette observation des faits et de leurs rapports qui fait naître le désir de liberté. »[23]

L’école laïque traditionnelle reste donc « dogmatique », selon M.-T. Laurin. Elle n’est pas à même de faire « des hommes libres, capables de juger et d’apprendre par eux-mêmes ; des hommes complets, susceptibles d’exercer dans leurs professions toutes leurs facultés ; des hommes enfin pouvant poursuivre le développement incessant et naturel de leur personnalité intellectuelle »[24]. Et c’est en référence à la notion de « capacité politique », empruntée à Proudhon, que Laurin développe cette analyse.


Travail et pédagogie

Toute cette analyse repose sur une valorisation de la dimension culturelle et symbolique du travail humain. Là encore, l’influence de Sorel semble déterminante :

« Pour assurer l’affranchissement futur, il est donc nécessaire d’amener les jeunes gens à aimer leur travail, à chercher l’intelligibilité de tout ce qui se passe dans l’atelier, à considérer ce qu’ils font comme une œuvre d’art qui ne saurait être trop soignée. Ils devront devenir consciencieux, savants, artistes, dans toute la participation à l’industrie. »

Dans une même optique, Laurin veut que « l’homme s’élève au sein même de sa profession. ». Il déclare même, dans un élan quelque peu lyrique : « C’est le travail enfin réhabilité qui va être le grand initiateur de la pensée humaine. A son tour, il va être glorifié, il aura ses chantres passionnés, ses artistes, ses philosophes, ses penseurs. » Les conséquences pédagogiques sont mieux définies : « L’école, au lieu d’être un obstacle au développement de la pensée ouvrière idéalisée, doit aider à la préciser en portant plus spécialement l’attention des enfants sur tout ce qui se rapporte aux métiers, à la production, en faisant une large place aux travaux manuels, aux visites des ateliers et des chantiers ». Or l’école - « en marge de la vie », « extérieure au métier, à l’existence matérielle » -, inculque des principes qui restent « à fleur de peau [...] comme de vains ornements qui ne pénètrent pas dans l’intelligence même. [...] C’est pour cela qu’il reste si peu de ce qu’on a appris à l’école primaire ».

On peut noter au passage que Célestin Freinet aura été marqué par l’héritage syndicaliste révolutionnaire et peut-être par l’influence de Laurin en particulier (cela reste à montrer). Il écrit par exemple, en 1946, dans L’éducation du travail : « Il peut y avoir autant de bon sens, d’intelligence, d’utile et philosophique spéculation dans le cerveau de l’homme qui bâtit un mur que dans celui du savant cherchant dans son laboratoire. » Freinet se donne notamment pour but d’exalter « la spiritualité qui guide et idéalise le geste » et de restaurer « la valeur générale aussi bien que la portée individuelle et sociale de ce geste. » Il tente même d’en tirer toutes les conséquences pédagogiques lorsqu’il écrit : « Si, de très bonne heure l’enfant peut se livrer à des travaux-jeux, si toute son éducation, toute sa formation – familiale, scolaire, sociale – toute sa vie sont centrées sur le besoin, sur la nécessité de ce travail-jeu ; s’il en tire les plus délicates et les plus ensoleillées de ses jouissances, le jeu alors gardera pour lui sa valeur accidentelle de substitut ou de détente, mais c’est la fonction TRAVAIL qui illuminera toute sa vie, lui donnera harmonie et équilibre, suscitera une conception nouvelle des rapports sociaux, une philosophie et une morale qui ne seront plus intellectuellement abstraites de la condition humaine, mais apparaîtront comme la subtile émanation d’un ordre nouveau fondé sur la dignité et la splendeur du travail. »

Laurin est donc amené à soutenir l’idée d’un affranchissement des enfants du peuple au sein du métier auquel ils sont appelés, illustrée dans le cadre d’un ruralisme que, pour une part, Freinet prolongera. On peut penser que ce dernier porte à son terme cette sorte d’utopie pédagogique en germe dans le syndicalisme révolutionnaire qui consiste à penser que l’école pourrait avoir pour mission de subvertir la société et d’en préparer la reconstruction.


Quelques remarques pour conclure

Dans ce schéma de pensée, l’instruction n’est donc plus perçue comme une condition suffisante de la liberté de penser et l’école ne pourrait retrouver son sens qu’en s’imprégnant d’une culture plus vaste qui à la fois lui préexiste et en constitue l’horizon. Elle doit être comprise comme un moment d’un processus émancipateur qui l’englobe. Les élèves doivent trouver à l’école les moyens de développer les capacités intellectuelles qui leur garantiront non seulement l’exercice efficace de leur future fonction économique et sociale (le métier), mais encore leur participation consciente au mouvement social et politique lui-même. Le monde du travail n’est pas regardé exclusivement comme un lieu d’exploitation vis-à-vis duquel le premier rôle de l’école serait de protéger les élèves, mais comme un monde dans lequel l’élève aura à s’accomplir et à conquérir une nouvelle dignité sociale. La valorisation du travail, au plan intellectuel et culturel, est liée ici à une perspective d’appropriation sociale de l’outil de production.

Cet idéal laïque ne se conçoit donc pas sous la forme d’une fermeture de l’école à la société –telle est l’abstraction que dénonce Laurin –, mais au contraire dans une continuité avec elle. Le futur "citoyen-producteur" ne peut conquérir son autonomie que par une école inscrite dans son milieu et conçue dans ses relations avec la vie ambiante. Ces positions sont sans aucun doute inséparables, historiquement, d’une perspective politique affirmant l’inéluctabilité – et aussi l’imminence – d’un processus d’émancipation de la classe des producteurs, et où l’institution scolaire est envisagée comme un instrument possible de ce processus. Selon ce courant de pensée, marqué par un certain optimisme politique – l’espoir d’une émancipation sociale y demeure très puissant –, l’école laïque n’a pas à être définie comme un rempart, comme la dernière chance de conquérir une liberté de penser, de se prémunir d’un monde hostile à une telle liberté – ce qui constituerait une défense laïque par une stratégie de repli –, mais elle doit au contraire être conçue comme un élément d’un mouvement d’ensemble plus vaste qui entraîne toute la société.

Cette thèse selon laquelle la laïcité scolaire est compatible avec une stratégie d’ouverture aux forces à l’œuvre dans le mouvement social, conduit à se poser au moins deux questions. Premièrement, peut-on encore parler d’impartialité, de respect de la liberté de conscience, si l’école doit être le reflet, dans un moment historique donné, d’un processus de transformation sociale ? Cette question donna lieu à un débat passionné dans les colonnes de L’École émancipée en 1910 et 1911. Deuxièmement, si la justification de cette thèse repose sur une certaine interprétation de l’orientation des processus sociaux d’une époque donnée, qu’en serait-il lorsque ceux-ci seraient jugés divergents par rapport aux valeurs et aux finalités de l’école, ou tendraient même à contredire, par exemple, le rôle émancipateur que l’on voudrait continuer de lui assigner ?

 

 Nous reproduisons ici un texte de Frédéric Mole, enseignant-chercheur, mis en ligne sur le site Pelloutier.org, où vous pourrez également consulter les notes et de nombreux autres articles.

Publié dans Théorie et histoire

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